ISSN : 2269-5990

mardi 22 février 2011

Bourdieu, l'intellectuel et la science de soi, Entretien avec Louis Pinto et Jean-Jacques Rosat

Bourdieu, l’intellectuel et la science de soi

Entretien réalisé par Lucien Degoy
Voilà qu’en ce début d’année plusieurs ouvrages nous proposent une plongée renouvelée dans l’œuvre de Pierre Bourdieu à commencer par sa courte mais incontournable Auto-analyse, jusqu’ici inédite en France. Un travail dont le philosophe Jacques Bouveresse ne manque pas, avec son habituelle rigueur, de souligner l’importance théorique, dans son livre Bourdieu, savant et politique, où il interroge « la dette intellectuelle et personnelle » qui, dans ses propres recherches, l’attache depuis longtemps au sociologue. Le paradoxe, perceptible dans un troisième ouvrage, Travailler avec Bourdieu, où il est aussi question de la personnalité du savant, c’est que l’angle d’analyse puisse, en apparence, faire écho à la dérive narcissique qui submerge notre époque dès qu’on parle d’individu. À travers la question du « sujet » Bourdieu qu’évoquent ces travaux, d’aucuns ont (auront) vite fait de jeter par-dessus bord la scientificité revendiquée du propos sociologique – quelle sociologie peut-on et doit-on construire du sociologue ? – pour céder aux sirènes des « spéculations et fabrications de mythes » qu’évoque Franz Schulteis – le chercheur à qui Bourdieu avait demandé de piloter la première publication de l’*Auto-analyse* en Allemagne, afin de « contrecarrer les mésinterprétations prévisibles » (1). Ni la création littéraire, ni la beauté qu’elle nous donne ne sont méconnues ou méprisées par Bourdieu et Bouveresse. Simplement, ces deux penseurs nous démontrent qu’en sociologie la connaissance de soi, le travail qui vise à mettre au net ses propres déterminants sociaux, ceux du champ dont on dépend, ne tolère, dans l’intérêt même de la vérité scientifique, aucun mélange des genres.
(1) Pierre Bourdieu, Ein Soziologischer Selbstversuch, édition Suhrkamp, 2002.

L'entretien Louis Pinto-Jean-Jacques Rosat.

Louis Pinto, vous avez eu, comme sociologue au Centre de sociologie européenne fondé par Pierre Bourdieu, une relation de longue date avec son travail qui vous met en prise avec l’Esquisse pour une auto-analyse. Jean-Jacques Rosat, comme directeur de collection, vous êtes lié à la publication de l’ouvrage de Jacques Bouveresse Bourdieu, savant et politique. Estimez-vous qu’il soit bien venu de rapprocher ces deux livres ?
Louis Pinto. On ne peut qu’être frappé, en effet, par la parenté des trajectoires de Bourdieu et Bouveresse et que marquent ces deux livres. Ils sont l’un et l’autre issus de milieux sociaux que l’on peut largement comparer, ils ont connu des cursus scolaires presque identiques, normaliens, philosophes, et ils ont rencontré à peu près au même âge un système de répulsion, de dégoût qui les a orientés vers un certain type de choix. Ils ont horreur de l’emphase, des grands mots, de tout ce qui fait qu’un intellectuel existe comme tel – Bourdieu a écrit : « je n’aime pas en moi l’intellectuel », ce qui indique la distance qu’il entretient avec ce rôle, avec ce rite et avec la figure du philosophe, qui est ou qui a longtemps représenté en France le modèle accompli de l’intellectuel. Bourdieu et Bouveresse sont étrangers à ce monde-là. Ils ne sont pas célébrés par les médias et leurs objets de travail ne se raccordent en quoi que ce soit aux problématiques journalistico-médiatiques, politiques ou d’expertise. Ils ne sont, ni ne se veulent des prophètes. Bourdieu, contrairement à beaucoup de ses collègues, n’a jamais cédé à la tentation de dévier vers le prophétisme social. On évoquera aussi leur sobriété théorique, qui s’inscrit chez Bouveresse dans la tradition wittgensteinienne et chez Bourdieu dans son refus d’identifier la théorie – qui n’est somme toute que le métier de sociologue, à une armature redoutable et intellectuellement inaccessible. On peut dire qu’ils sont des résistants, n’hésitant pas à s’exposer, à descendre sur le terrain afin de pointer du doigt, en particulier dans les médias, ce qui leur semble poser problème intellectuellement. J’ajouterais qu’ils partagent une même conviction rationaliste, manifeste dans leur allergie à toute tentation de type postmoderne relativiste ou radical chic. Une posture réaliste qui va de pair avec cette démarche du « grimpeur » veillant à garder un pied en prise sur le sol que Bouveresse décrit dans son livre comportement que l’on retrouve aussi chez le philosophe lui-même qui, tout en s’affrontant à des questions très abstraites, ne renonce pas à prendre appui dans le monde qui l’entoure en développant en quelque sorte sa sociologie du monde intellectuel.
Jean-Jacques Rosat. Il s’est créé peu à peu entre le sociologue et le philosophe quelque chose de rare : un véritable compagnonnage intellectuel, dont le livre de Bouveresse porte témoignage. Ce volume réunit des interventions prononcées depuis une dizaine d’années, du vivant de Bourdieu et depuis sa mort, à l’occasion tantôt d’un colloque, tantôt d’un dialogue en public avec lui, tantôt d’un hommage ; et chaque fois Bouveresse pense avec Bourdieu, souvent à l’aide de ses idées, souvent aussi en les confrontant aux siennes, et parfois également contre lui. Ils n’appartiennent pas à la même génération (ils ont dix ans d’écart), mais ils ont l’un après l’autre, au sortir de leurs études universitaires, récusé la même alternative qui semblait s’imposer à eux entre l’académisme philosophique et l’avant-garde. Chacun a dû inventer sa propre voie qui a été, pour l’un comme pour l’autre, celle de l’acquisition d’un métier. Bourdieu est devenu sociologue et l’*Esquisse* décrit précisément par quels processus il lui a fallu passer pour devenir le chercheur et le savant qu’il est devenu. Bouveresse est resté philosophe, mais il a entrepris d’acquérir les compétences nécessaires en logique, en philosophie des mathématiques ou en philosophie du langage, et de se former à la philosophie analytique, comme le requiert selon lui l’exercice sérieux de ce métier. Ce n’est que plus tard, une fois que leur pensée s’est formée, et sans qu’on puisse parler d’une quelconque influence de l’un sur l’autre, qu’ils se sont découvert des buts, des problèmes et des adversaires communs.

Pourriez-vous préciser quelques-uns de ces points communs ?
Jean-Jacques Rosat. J’en vois au moins trois. Le premier, c’est le refus de ce que Bourdieu appelle « le discours d’importance » caractéristique du philosophe, leur insistance commune, sur les exigences de rigueur et de modestie, et le prix qu’il y a à payer personnellement si on veut être à la hauteur de la science ou de la philosophie que l’on revendique, qu’il s’agisse par exemple de manier pour l’un les statistiques, pour l’autre la logique. Deuxièmement, tous deux veulent ouvrer à la constitution d’une épistémologie réaliste, c’est-à-dire d’une théorie réaliste de la connaissance scientifique. C’est très clair dans le dernier cours de Bourdieu au Collège de France dont l’*Auto-analyse* est en quelque sorte le post-scriptum et où il avait entrepris d’expliquer pourquoi la science peut progresser vers la vérité sans avoir à supposer on ne sait quelle capacité miraculeuse de l’esprit humain. C’est très clair également dans le travail engagé par Bouveresse depuis une dizaine d’années sur la perception qui est tout entier sous-tendu par la question suivante : comment concilier les exigences d’une théorie réaliste de la perception avec tout ce que la psychologie et la neurobiologie contemporaines nous apprennent sur l’activité de l’esprit et du cerveau humains ? Le troisième point de convergence, c’est leur souci commun de sauvegarder l’autonomie de disciplines comme la sociologie ou la philosophie dans le contexte contemporain de transformation du paysage intellectuel sous la pression des médias  ; c’est leur commune inquiétude devant le « journalisme culturel » qui, avec la participation active de nombreux intellectuels, est en train de s’emparer du pouvoir à l’intérieur même du monde du savoir, devant la dépréciation des exigences intellectuelles et scientifiques qui en résulte, et devant la remise en cause de l’autonomie que la science et le véritable travail intellectuel ont acquise grâce à des siècles de luttes. Et, dans ce combat, ils s’appuient fortement l’un et l’autre sur les analyses de Karl Kraus sur la subordination de l’intelligence et des intellectuels à l’empire conjugué de la presse, du pouvoir et de l’argent.

Dans ce contexte, il faudrait peut-être préciser davantage la nature de la démarche mise en œuvre dans l’Esquisse. Pourquoi n’est-elle pas une autobiographie, contrairement à ce qui s’écrit partout, mais plutôt une réflexion sur les critères qui permettent au sujet sociologue de s’appréhender, de se comprendre comme objet de sociologie  ?
Louis Pinto. C’est en effet un livre de sociologie, pas une contribution à la littérature people, ce qu’évidemment la plupart des critiques plus ou moins bienveillants ont voulu y voir. Livre de sociologie, dans la mesure où il met en œuvre des instruments spécifiques de l’analyse sociologique. Il suffit pour s’en convaincre de considérer le plan même du texte : on n’y commence pas par la naissance, les parents, la famille, les études, etc. On entre d’emblée dans deux paysages et l’on examine les positions qui s’y déploient. Celui d’abord des khâgnes, période où Bourdieu a 18–20 ans et se destine à la philosophie. L’auteur décrit l’état du champ qui se présente à l’époque dans sa discipline, il ne le fait pas sans évoquer ses goûts et dégoûts, mais son objectif fondamental est de décrire ce qu’il appelle « l’espace des possibles », concept et question bien rarement posés par les biographes. Les biographies précisément sont souvent difficilement utilisables par les sociologues parce que l’individu y cache le champ, y occupe tout le champ. Second tableau, le champ intellectuel par rapport auquel Bourdieu se définit au moment où il commence à travailler et se lance dans l’ethnologie. Il évoque alors les noms propres – ceux d’Aron, de Lévi-Strauss, de Canguilhem -, non pour dire qu’il les a bien connus mais pour associer ces noms à des propriétés génériques, des références intellectuelles et idéologiques en rapport avec des situations sociales. Cette description peut être poussée assez loin pour évoquer, jusque dans la manière d’être de tel ou tel, des propriétés incorporées ce qui peut donner l’impression qu’on évoque des visages familiers, alors que là n’est pas le propos. Il s’agit de se comprendre soi-même à travers des contemporains, des professeurs, etc., et de se comprendre mieux à travers eux. Enfin, troisième partie de l’ouvrage : les dispositions. C’est seulement là que Bourdieu nous parle de sa famille, de sa prime scolarité, là qu’il cherche à comprendre ce qui, dans son bagage social, fut nécessaire, si ça n’est suffisant, pour qu’il se porte vers tel ou tel point de l’espace intellectuel. Ce qui fait par exemple que Bourdieu ne pouvait pas devenir Derrida ou Foucault.

Que répondez-vous aux critiques qui s’étonnent de l’ambition démesurée d’un tel projet : caractériser son propre inconscient, appréhender le retour de son propre refoulé comme dit Bourdieu ? Est-ce véritablement faire œuvre scientifique ?
Louis Pinto. Il y a deux réponses possibles. Celle, préjudicielle, stérilisante, qui déclare sur un mode définitif  : « on ne peut pas faire de sociologie sur soi ». Celle, pratique, qui consiste à dire  : « essayons de faire mieux, de faire la même chose que lui ». Et l’un des apports, l’une des fonctions politiques les plus intéressants de ce livre pourraient bien être de rendre plus difficile la manière de parler de soi des intellectuels, de combattre plus efficacement la spéculation philosophico-littéraire, la littérature people, en invitant à universaliser cet exercice que Bourdieu s’est imposé : « se penser soi-même ». Qu’il n’ait pas voulu ou pu tout dire est un autre problème qui n’invalide pas la crédibilité de l’entreprise engagée. Il s’agit d’un premier pas qui n’interdit pas de poursuivre, éventuellement collectivement les recherches sur l’individu Bourdieu, certes sans lui, mais avec des instruments qu’il a fournis.
Jean-Jacques Rosat. Certains commentateurs se sont empressés de nous expliquer que, malgré les déclarations expresses de Bourdieu, nous n’aurions jamais affaire qu’à une banale autobiographie, mais écrite de telle sorte qu’elle interdirait ou disqualifierait à l’avance tout autre discours sur Bourdieu que celui de Bourdieu lui-même ! Mais il suffit de lire ce livre pour s’apercevoir, au contraire, qu’il y a peu d’intellectuels qui se soient jamais rendus aussi vulnérables et qui aient fourni comme lui, dans un but scientifique, des fragments de leur expérience la plus personnelle, sans reconstruction littéraire, mais sous forme de faits bruts dont le lecteur, bien ou mal intentionné, peut disposer à sa guise. Cela dit, il faut rappeler que l’auto-analyse est présente, plus ou moins explicitement, dans la plupart des livres de Bourdieu. Pour lui, faire de la sociologie n’implique pas seulement la construction de son « objet » mais aussi celle de son « sujet ». On ne naît pas sociologue, on le devient, dans un processus de transformation, qui consiste à la fois en une série d’épreuves et d’événements subis plus ou moins volontairement et en une réflexion permanente sur soi-même, sur sa position, ses réactions et même ses propres émotions. Pour faire une sociologie scientifique, donc objective, le sociologue doit conquérir contre lui-même l’objectivité de sa démarche. Mais Bourdieu ne croit pas que cette difficulté puisse être résolue par la « neutralité », par une impossible mise entre parenthèses de la personne du sociologue. Il pense qu’il faut objectiver celui qui objective, c’est-à-dire faire la théorie de la position sociale qu’occupe le sociologue, et notamment du rapport théorique à la société qui est le sien. C’est donc par un surcroît d’analyse, par un surcroît d’objectivation qu’on peut parvenir à l’objectivité. Et cela suppose un travail sur soi. C’est ce qu’il nous dit dans l’*Esquisse*, par exemple dans ce passage étonnant où il raconte comment une petite phrase anodine, prononcée par sa mère (« ils se sont trouvés davantage parents depuis qu’il y a un polytechnicien dans la famille ») a été le déclic qui l’a fait passer d’une sociologie de la règle à une sociologie des stratégies. Combien faut-il avoir déjà transformé son écoute et son regard pour qu’une conversation banale et familiale puisse constituer le déclencheur d’un tel changement théorique ! Quant aux émotions, dont on dit ordinairement qu’elles constituent un obstacle à l’objectivité du travail, Bourdieu montre – c’est une autre leçon importante de ce livre – que le sociologue doit non pas les refouler mais en faire le point de départ de son enquête, non pas de manière narcissique pour les étendre à l’univers entier, mais pour découvrir ce qu’elles lui apprennent sur des différents mondes sociaux dans lesquels il évolue. Par exemple, le malaise que le jeune Bourdieu éprouve à son arrivée à l’ENS – ce sentiment d’être à la fois élu par une institution prestigieuse et de ne pas y avoir sa place, d’y être illégitime devient pour lui un objet de réflexion, et lui permet de s’interroger sur ce que signifie l’écart entre son milieu d’origine et le monde scolaire, sur les sacrifices et les mutilations de soi qu’exige l’institution et sur la violence symbolique qu’exerce l’appareil scolaire. Les émotions sont un outil de connaissance si on les analyse, si on se livre réellement à une auto-analyse, non pas psychologique ou psychanalytique, mais sociologique, de ses émotions. Ce que montre Bourdieu dans ce livre, c’est que l’être social de l’homme ne se résume pas à ce que l’on appelle d’habitude le moi social, mais qu’il comprend aussi l’intime : le plus intime de moi est aussi social. Ce qui ne veut pas dire que la sociologie explique tout, Bourdieu n’a jamais pensé cela. Il faut donc comprendre les éléments intimes livrés dans certaines parenthèses du livre non comme une biographie déguisée ou déniée mais comme un objet d’étude. C’est dans ses émotions (par exemple le malaise qu’il éprouve en prononçant sa leçon inaugurale au Collège de France et qui lui donne un instant l’envie de s’interrompre et de quitter la salle) que Bourdieu trouve la matière d’une connaissance de soi qui est de nature sociologique et non pas introspective. Et le fait que, dans chacun de ses travaux sociologiques, Bourdieu mette en jeu ses propres émotions ainsi travaillées et analysées a pour effet que chacun de ses livres devient pour son lecteur, si différent que soit son monde ou son propre itinéraire, un outil de connaissance de soi. D’où le fait que beaucoup de lecteurs ressortent de ses livres en se disant : « mais il parle de moi », et en ayant compris quelque chose sur eux-mêmes.
Louis Pinto. J’ajouterais que cette façon de procéder montre que le domaine social n’est pas pour Bourdieu quelque chose qui soit délimité au strictement social. Le social enferme des dimensions psychosomatiques : Bourdieu s’intéresse à plusieurs reprises au corps et au corps socialisé. L’idée même qu’on se fait de l’instance sociale et de ses limites peut être donc sensiblement modifiée. Bourdieu n’était pas sociologiste au sens où il aurait eu une conception théorique et préalable du monde social qu’il essaierait d’appliquer à tout.

L’Esquisse consacre plusieurs pages à l’expérience algérienne de Bourdieu. C’est une période où il est mobilisé, où il est plongé dans la violence de la guerre, où il se lance dans une recherche ethnologique tout en gardant en tête le projet d’une thèse de philosophie sur le temps, qu’il ne fera finalement pas. Comment caractériser le retour qu’effectue Bourdieu sur cette période ou s’affirme pour lui le choix de la science plutôt que celui de la philosophie ?
Louis Pinto. Il nous dit que cette expérience de l’Algérie a constitué un bouleversement intellectuel et personnel considérable, qu’elle lui a permis de prendre de la distance, de « vieillir de trente ans » par rapport à sa génération. Jusqu’à l’Algérie, la carrière philosophique était un des « possibles » de Bourdieu. S’il décide finalement d’écarter ce projet, c’est bien la preuve qu’il y a dans toute destinée individuelle des événements importants, imprévus, susceptibles d’impliquer des ruptures qui ne sont pas délibérées. Bourdieu nous montre, en même temps, que la manière de répondre à ces situations dépend de « l’habitus » dont on est porteur. Lui réagit d’une façon précise, d’autres confrontés à la même situation n’auront pas du tout le même parcours, c’est le cas notamment de Derrida qui se trouvait là au même moment. Derrida ne s’est pas intéressé à l’ethnologie kabyle et il n’a pas abandonné la philosophie.

La conscience de l’enjeu politique de cette guerre vous semble-t-elle un élément décisif dans le choix de Bourdieu  ?
Louis Pinto. Il a eu une sympathie pour les dominés, une attirance, une affinité avec les Algériens. Il est probable que se sont débloquées à ce moment là les racines béarnaises qui avaient été complètement occultées par les années de khâgne. Mais ce qui le conduit à ce comportement me semble bien davantage un voyage vers lui-même qu’une prise de conscience politique, pleinement informée, anticolonialiste, telle que Sartre l’a développée en France à l’époque.
Jean-Jacques Rosat. C’est ce que Bourdieu appelle se trouver en « porte-à-faux ». Il a éprouvé toute sa vie la tension entre la solidarité avec son milieu rural d’origine et le monde de l’élite scolaire et universitaire. Et il l’éprouve à nouveau en tant qu’appelé du contingent associé à la violence exercée sur le peuple algérien, et notamment sur les paysans algériens avec lesquels il se sent une réelle proximité. Sa réponse à cette situation, ce ne sera pas porter des valises, mais, comme toujours chez lui, de vivre la tension jusqu’au bout en l’assumant à travers la science. On pourrait dire qu’il invente alors une solidarité par la science avec les dominés. Ce sera sa contribution d’intellectuel spécifique aux luttes d’émancipation.
Louis Pinto. Une contribution d’ailleurs transgressive, car cette idée d’aller s’intéresser à la maison kabyle était parfaitement incongrue dans le champ des études algériennes de l’époque dominées par un mélange subtil d’universalisme républicain et d’idéologie coloniale.

Bourdieu emploie le terme de « conversion » pour caractériser le comportement qu’il adopte alors. C’est un terme paulinien, classique du vocabulaire de la subjectivité, plutôt osé pour quelqu’un qui s’intéresse ou qui va s’intéresser précisément aux déterminants sociaux de la conduite…
Louis Pinto. C’est un terme qu’il utilise néanmoins souvent. Il parle ainsi de « conversion du regard ». Dans la Reproduction, texte relativement marqué par le théoricisme dominant des années soixante, et dont Bourdieu disait plus tard qu’il ne l’aurait pas écrit de la même façon, on trouve un tableau censé décrire les transformations progressives de l’habitus – du stade primaire à l’école, puis ses retraductions ultérieures. Même ce schéma-là reste ouvert, même si on y repère des espaces d’incompatibilité ou d’exclusion (un paysan béarnais ne sera jamais héritier de la couronne d’Angleterre) : on n’y trouve pas de règle déterministe au sens d’un enchaînement mécanique et inévitable de séquences. Le terme de conversion se déploie sur un double registre – celui, d’une part, de la personne, de la dimension affective profonde, et celui plus intellectuel, plus familier de la tradition philosophique de la réflexivité, qu’on retrouve dans l’idée de « réforme de l’entendement » de Spinoza, ou dans l’« Aufklärung » des « Lumières »  : la conversion pointant le travail sur soi que doivent accomplir les intellectuels. C’est bien à mon avis la chose qui manque le plus aujourd’hui dans le paysage et qui rapproche précisément l’un de l’autre des intellectuels comme Bourdieu et Bouveresse.
Jean-Jacques Rosat. La conversion n’est pas seulement celle de l’entendement, c’est aussi celle de la volonté. Avec cette Auto-analyse, Bourdieu monte que devenir sociologue c’est mettre non seulement son intelligence, mais tout son être – son corps, sa voix, son intimité dans le travail et la recherche scientifiques.

Comment faut-il interpréter le vocable de « politique » que Bouveresse accole à « savant » dans l’un des chapitres de son livre sur Bourdieu. Lui-même parle de « morale » lorsqu’il dénonce le pouvoir médiatique sans partage. Dans ces deux livres science, morale et politique font au fond bon ménage ?
Louis Pinto. Dans une époque qui est très dure, aussi bien socialement que culturellement, ils contribuent, je crois, à ouvrir les fenêtres, ils font entrer un peu d’air frais dans notre environnement. On sort de la mesquinerie et de la petitesse quotidiennes qui tiennent en particulier à l’omniprésence des médias dans la vie quotidienne, et de la logique commerciale dans la production intellectuelle. La publication de ces livres me semble en effet un acte politique : non seulement parce que leurs auteurs sympathisent avec certaines idées progressistes, mais parce que par leur travail et ce qu’ils disent ils cassent l’effet de « doxa », de domination intellectuelle ou de pensée unique, qui a comme on le sait de considérables effets politiques.
Jean-Jacques Rosat. Défendre, comme le fait Bourdieu, la scientificité de la démarche sociologique – alors que les sociologues sont souvent ou bien méprisés par les philosophes qui tiennent à nouveau le haut du pavé grâce à l’inflation du discours « éthique », ou bien utilisés comme experts et instrumentalisés par les pouvoirs dominants ou défendre, comme le fait Bouveresse, les exigences de la philosophie et de son autonomie, c’est défendre, en premier lieu, la possibilité de connaître des vérités, dans une époque ou domine le relativisme sans principes. Il y a toutefois une divergence qu’il faut signaler ente ces deux penseurs. Bourdieu a tendance à penser qu’une fois qu’on connaît les causes des situations dans lesquelles on se trouve et des opinions qu’on a, on peut en changer, et s’en libérer. Il y a, dans sa démarche, un certain spinozisme. Bouveresse pense lui que la connaissance et la connaissance sociologique, par exemple celle que Bourdieu nous donne des procédés et des prestiges de la télévision, peut conduire à toutes sortes de récupérations cyniques ou manipulatrices. Il ne suffit pas de savoir, ni même de vouloir savoir : il faut vouloir changer. C’est ce qu’il appelle « tirer les conséquences ». Et ses satires du monde philosophique et intellectuel s’en prennent à cette inconséquence.
Louis Pinto. On peut dire que Bourdieu était spinoziste. Pour autant il n’a jamais eu la naïveté de penser que ses livres auraient des effets sociaux immédiats. Bourdieu sait bien que le monde social continue après que le sociologue a travaillé et écrit. Mais dans son esprit, le travail sociologique peut se prolonger d’une façon militante au sens large, à travers un certain nombre d’entreprises pratiques. Ce fut par exemple le cas avec le supplément Liber, publication autour de laquelle il voulait rassembler les individus les plus autonomes dans le champ intellectuel, et bien au-delà de nos frontières nationales. Pour lui, la sociologie n’est qu’une arme dans un monde social dans lequel les rapports de force s’imposent et se poursuivent.

Si l’on peut et doit passer de la question du savoir à celle du pouvoir, les deux domaines ne sont pas, pour autant, interchangeables  ?
Louis Pinto. En effet. Bourdieu pensait que la sociologie continuait après que la gauche a accédé au pouvoir ! Il faut le rappeler parce que beaucoup se sont imaginés à ce moment-là que la science, le peuple et le pouvoir coïncidaient. Le monde social continuait, donc le travail du sociologue aussi. Cela a été mal accepté. L’intervention politique de Bouveresse est très concentrée pour sa part sur les médias.
Jean-Jacques Rosat. Mais sa critique porte plus loin. Dans la mesure où la figure de l’intellectuel reste en France celle du philosophe, la critique des prétentions exorbitantes, des postures, de la fausse monnaie que nous vendent certains intellectuels, dans les médias et ailleurs, porte sur l’ensemble du monde intellectuel, et elle a des implications évidemment politiques. À condition bien entendu que l’on accepte de lire Bouveresse, comme Bourdieu d’ailleurs, comme un auteur qui oblige à remettre en question un certain nombre de pensées, d’attitudes intellectuelles qui nous sont inculquées soit par le système scolaire, soit par le monde médiatique. « L’effet de savoir » de leurs travaux n’est réel que s’il implique un changement de la volonté, que s’il s’accompagne de la remise en cause de nos propres préjugés et convictions, mais aussi de nos attitudes et de nos réactions.
Louis Pinto. Bouveresse souligne à juste raison que les gens qui reprochent à Bourdieu de se prétendre un sociologue du monde intellectuel, ne se privent pas d’interprétations sociologistes et psychologistes de la pire espèce. L’accuser notamment de céder au ressentiment, à la jalousie, c’est reprendre tous les clichés plaqués depuis des décennies par les dominants sur les dominés révoltés. La sociologie spontanée des dominants depuis au moins le XIXe siècle consiste à dire : « Si vous êtes insatisfaits c’est que vous avez du ressentiment. »
Jean-Jacques Rosat. Ce qui est une autre façon de disqualifier, par définition, toute colère et l’idée même de colère. L’indignation, le sentiment de révolte, le haut-le-cœur que provoquent certaines situations d’injustice sociale, ou de privilèges, dans la société en général, mais aussi dans le monde intellectuel lui-même, voilà nous dit Bouveresse ce qu’on voudrait rendre illégitime. Mais ni lui ni Bourdieu ne se privent d’éprouver ni d’exprimer de l’insatisfaction, des mouvements d’humeur, de la colère. Pour traiter toute colère comme l’expression d’un ressentiment, il faut, au bout du compte, être assez satisfaits du monde « comme il va ».

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