ISSN : 2269-5990

lundi 23 janvier 2012

Jacques Bouveresse, Pierre Bourdieu, Blaise Pascal et les demi-savants de la philosophie


Pierre Bourdieu, Blaise Pascal et les demi-savants de la philosophie

Point de vue | LEMONDE | 23.01.12 |

par Jacques Bouveresse, philosophe et professeur honoraire au Collège de France


Bourdieu dit du sociologue, dont la tâche consiste à relater les choses du monde social et à les dire, autant que possible, comme elles sont, qu'il est entouré de gens qui ont tendance à ignorer le monde social. Mais il considère comme essentiel de faire une différence entre ceux qui se contentent de ne pas en parler et ceux qui, tout en s'en défendant, en traitent bel et bien, et le font en toute ignorance et sur un mode qui est en fait celui de la dénégation. C'est évidemment à la deuxième catégorie qu'appartiennent, à ses yeux, les philosophes.

Aussi y a-t-il de bonnes raisons, pour le sociologue, de ne pas leur concéder ce qu'il accorde, en revanche, sans réticence à d'autres. "Je serai, dit Bourdieu, le dernier à reprocher aux artistes, aux écrivains, aux savants, d'être tout à leur affaire." Mais il éprouve des difficultés plus grandes à reconnaître aux philosophes le même privilège.

Car tout le problème est de savoir s'ils sont à une affaire réelle, qui les dispenserait de s'intéresser en même temps de façon sérieuse à quelque chose d'autre, en particulier au monde social, et à quel genre d'affaire ils sont exactement. Le soupçon qui naît ici est que le monde social n'est peut-être pas une chose que la philosophie se permet d'ignorer pour s'intéresser, comme cela pourrait sembler être son droit, à un autre sujet, mais une chose qu'elle ignore justement parce qu'elle croit la connaître déjà suffisamment sans avoir jamais pris la peine de l'étudier, et que c'est tout bonnement de cet aveuglement à la réalité sociale que se nourrit pour une part essentielle son discours.

La philosophie, telle que la conçoit Bourdieu, est, comme n'importe quelle autre activité intellectuelle, soumise à des déterminations qui sont de nature sociale, ce qui constitue une chose à première vue peu contestable et ne signifie, ni de près ni de loin, que ce qu'elle fait pourrait être expliqué et jugé entièrement à partir de déterminations de cette sorte.

Mais c'est malheureusement ce genre de thèse réductionniste qui a été imputé la plupart du temps à Bourdieu par les philosophes, et en particulier par les défenseurs de la philosophie "pure", pour lesquels l'idée d'une dépendance quelconque de la philosophie par rapport à des raisons (et plus encore à des causes) sociales est déjà insupportable.

Si la philosophie comportait sans doute, aux yeux de Bourdieu, des problèmes qui, considérés du point de vue sociologique, apparaissent comme dépourvus de sérieux et même de réalité, le philosophe qu'il était aussi n'avait cependant, de toute évidence, aucun doute sur l'existence d'un bon nombre de problèmes philosophiques qui sont tout à fait réels et qui ne peuvent être traités et résolus que philosophiquement.

"On doit, affirme-t-il, poser, contre toutes les formes d'autonomisation d'un ordre proprement linguistique, que toute parole est produite pour et par le marché auquel elle doit son existence et ses propriétés les plus spécifiques." Il ne faut évidemment pas se laisser arrêter ici par l'usage de termes comme "économie" et "marché", car ce qu'ils signifient, en l'occurrence, est uniquement que des champs qui ne sont pas économiques, au sens littéral du terme, comme celui de l'échange linguistique, mais également ceux de la littérature, de l'art ou de la philosophie elle-même, peuvent néanmoins être régis par une logique de type économique, si l'on entend par là que ce qui s'y joue est la conquête et la répartition non pas de biens matériels, mais de capitaux, de profits et d'avantages qui sont de type symbolique et culturel. J'ai souvent été tenté, je l'avoue, de comparer, sur ce point, la position de Bourdieu à celle de La Rochefoucauld, qui dit, dans une remarque célèbre, que "les vertus se perdent dans l'intérêt comme les fleuves dans la mer".

La possibilité que Bourdieu nous oblige à regarder en face est que même le désintéressement sous sa forme réputée la plus pure, à savoir le désintéressement philosophique, se perd lui aussi dans la mer de la recherche intéressée de profits symboliques d'une certaine sorte.

Tout au début des Méditations pascaliennes, Bourdieu confesse que, s'il lui fallait à tout prix reconnaître une affiliation, il préférerait sans doute, à tout prendre, se dire pascalien plutôt que marxiste. Le côté par lequel son affinité avec Pascal apparaît probablement le mieux réside, dit-il, précisément dans ce qui a trait à la question du pouvoir symbolique. On peut dire sans exagération qu'il voit dans Pascal un des premiers grands théoriciens du capital symbolique, du pouvoir symbolique et de la violence symbolique.

Il est, à ses yeux, un des auteurs qui ont le mieux perçu d'abord la façon dont un élément symbolique qui peut être plus ou moins essentiel intervient dans la possession et l'exercice d'à peu près n'importe quelle espèce de pouvoir, et ensuite la part respective de compréhension et de méconnaissance qu'impliquent la reconnaissance et l'acceptation de celui-ci par ceux que, de l'extérieur, on est tenté de considérer comme étant en premier lieu ses victimes.

Une des raisons pour lesquelles Bourdieu se sent proche de Pascal est la considération de celui-ci pour les "opinions du peuple saines". Visiblement, l'attitude condescendante que les philosophes adoptent la plupart du temps à l'égard de l'opinion des gens ordinaires n'est pas, pour lui, celle de savants authentiques, mais plutôt celle des demi-savants dont parle Pascal, qui croient savoir, mais n'ont en réalité parcouru que la moitié du chemin qui mène à la science véritable.

Contrairement à ce qu'ils supposent, le peuple a raison, de façon générale, de penser qu'il faut suivre la coutume, bien qu'il ait tort, nous dit Pascal, de croire que c'est parce qu'elle est raisonnable et juste, et ne puisse cependant la suivre qu'à la condition de croire qu'elle est raisonnable et juste, pour la raison qu'"on ne veut être assujetti qu'à la raison ou à la justice". On n'est pas gêné de céder à la force, parce que la seule attitude raisonnable que l'on puisse adopter à son égard est de la craindre ; mais on serait gêné d'obéir à la coutume, si on ne pouvait pas justifier sa soumission par la croyance qu'elle est juste.

Les demi-savants commettent ici facilement l'erreur de donner dans ce que Bourdieu appelle l'"obscurantisme de la raison", qui se croit en droit de ridiculiser des croyances dont il ne comprend pas la raison. " L'obscurantisme des Lumières peut, dit-il, prendre la forme d'un fétichisme de la raison et d'un fanatisme de l'universel qui restent fermés à toutes les manifestations traditionnelles de croyance et qui, comme l'atteste par exemple la violence réflexe de certaines dénonciations de l'intégrisme religieux, ne sont pas moins obscurs et opaques à eux-mêmes que ce qu'ils dénoncent. "

Cette remarque ne s'applique, bien entendu, pas seulement à la façon dont ceux qui savent ou en tout cas croient savoir ont tendance à traiter les croyances religieuses du peuple, mais également à celle dont ils traitent généralement ses croyances politiques. C'est la demi-science qui produit, dans le monde intellectuel, les révolutionnaires en chambre, qui reprochent, implicitement ou explicitement, aux gens ordinaires leur soumission à l'ordre établi, mais ne voient pas qu'ils font preuve eux-mêmes, dans le domaine où s'exerce leur propre activité, du conformisme le plus total à l'égard des exigences spécifiques et, vues de l'extérieur, plus ou moins arbitraires qu'implique l'appartenance à un champ scolastique.

Une des façons dont la sociologie, telle que la comprend Bourdieu, contribue à faire la lumière ou, en tout cas, à nous donner plus de lumière est qu'elle nous fait découvrir non seulement plus de grandeur et plus de bassesse dans l'homme en général, mais également plus de grandeur dans le commun des hommes et plus de bassesse dans ceux qui sont les plus élevés, ce qui, à coup sûr, ne facilite pas son acceptation par les seconds.

Une bonne partie des critiques qui ont été formulées contre elle consistent, au fond, à lui reprocher de chercher à occuper une position qui est un peu comparable à celle de la religion, chez Pascal. Les philosophes, pourrait-on être tenté de dire, étonnent et parfois scandalisent le commun des hommes par le surplus de lumière qu'ils apportent et les sociologues sont par rapport aux philosophes un peu comme les chrétiens : ils occupent le degré le plus élevé dans la hiérarchie et ils étonnent à leur tour les philosophes par la lumière qu'ils jettent sur leur demi-savoir et sur leurs pratiques.

Pour comprendre le pari audacieux que Bourdieu, dans les relations difficiles et conflictuelles qu'il a entretenues avec la philosophie, a fait et pensait avoir gagné, il faut se souvenir de ce qu'il dit à propos d'une chose importante que lui a apprise, sur cette question, sa tentative d'auto-socioanalyse : "Ce sont sans doute les dispositions antagonistes d'un habitus clivé qui m'ont encouragé à entreprendre et m'ont permis de réussir la transition périlleuse d'une discipline souveraine, la philosophie, à une discipline stigmatisée comme la sociologie, mais en important dans cette discipline inférieure les ambitions associées à la hauteur de la discipline d'origine en même temps que les vertus scientifiques capables de les accomplir."
Derniers ouvrages parus : "Que peut-on faire de la religion ? Suivi de deux fragments de Wittgenstein présentés par Ilse Somavilla" (Editions Agone, 2011) et "Les Lumières des positivistes" (Editions Agone, 384 pages, 23 €)

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